La guerre des baskets


« Le superflu est le premier des besoins » (Flaubert)


Dans les cours de récrés des années 90, alors que nous vaquions tranquillement à nos occupations bon-enfant et que nous étions, plus ou moins, tous bons camarades, commença à grandir en chacun de nous un farouche sentiment d'affirmation de soi qui allait se traduire d'une manière surprenante.

Telle une prison américaine avec ses gangs "afros", "latinos" ou "nazis" s'affrontant à longueur de perpétuités, un terrible choix allait s'offrir à tout un chacun afin de se distinguer de la masse anonyme, et ce d'une façon complètement sournoise et inattendue... quelles baskets acheter ? quel clan intégrer ? Quelles valeurs représenter au sein de la société ? 

Bienvenue à l'époque ou la marque de ses baskets étaient une fronde envers la société, bienvenue à l'époque ou nous reconnaissions nos semblables en regardant ses pieds, bienvenue dans la formidable : "GUERRE DES BASKETS"




Alors que jusqu'ici le collégien lambda était chaussé de baskets blanches (généralement à scratchs) achetées en grande surface, ou de bottes de pluie (pour les moins chanceux), l'arrivée en 1989 de la Reebok Pump allait révolutionner le statut social des enfants de familles les plus aisées.



Le saint-Graal à portée de pieds !

Le concept de cette paire de chaussures était d'intégrer une petite pompe qu'on actionnait en appuyant répétitivement sur le ballon de basket afin de faire gonfler la languette et le pourtour de la cheville offrant ainsi un confort (soi-disant) inégalé. Cette pression pouvait ensuite être relâché par un petit bouton habillement planqué dans le haut de la languette dans un fracassant et si caractéristique "psssschiitttt".
Idée géniale sur le papier, le résultat rendu était en réalité tout autre.
Après avoir saigné leurs parents jusqu'au dernier centime pour se faire offrir ces bijoux pédestres (environ 120 euros), les chanceux, dont j'avoue avoir fait parti, arrivaient le bec enfariné et le torse bombé dans l'enceinte de leur collège, déclenchant une émeute de jaloux hystériques qui voulaient voir cette paire de chaussures magique.
Evidemment dans le lot se trouvaient toujours quelques sombres crétins qui appuyaient sans relâche sur la "pompe" afin de vérifier si, le mi-mi, le miracle annoncé se produisait...et là, le drame survenait immanquablement...
La pompe d'une fragilité à toute épreuve rendait rapidement l'âme sous les doigts brutaux et excités de ces sauvageons... ainsi je me souviens qu'après une unique (1) récréation, seule une de mes deux reeboks pumps était encore en mesure d'utiliser sa technologie nano-pneumatique...
A ce stade, le buzz crée autour de soi commençait rapidement à s’essouffler, pour laisser en fin de journée l'écolier, seul, humilié et misérable avec une seule basket en état de fonctionnement, sous le regard inquisiteur de ses parents...

On peut dire que la Reebok Pump a servi d'amorce aux autres baskets, car à l'instar des jeunes de familles aisées dont les parents cédaient trop rapidement à une mode éphémère, un autre groupe allait rapidement prendre le dessus de la scène grâce à ce modèle :




Il s'agit de la célèbre Puma Disc.

Il faut bien le reconnaître, la Puma Disc est conçue et pensée pour les fainéants. Exit le traditionnel lacet et place maintenant à un "disc" qu'il suffit de tourner afin de garantir la bonne tenue de la chaussure.
C'est donc en toute logique que ce modèle a rapidement attiré les jeunes peu recommandables, les voyous,   les laissés pour compte du système éducatif.


L'utilisateur de la Puma Disc revendiquait une grande aptitude au sport en tout genre et en combats urbains (bien que généralement il ne la mettait jamais en pratique, certainement pour ne pas humilier la concurrence), ainsi qu'un mode de vie alternatif : il écoute du "vrai" Rap comme NTM, et profitait de l'absence de pions pour se griller une petite "roulée".

Malheureusement, la Puma Disc, présentait à peu de choses près le même inconvénient que sa concurrente Reebok Pump, son système, si novateur, si magique était bien trop fragile pour les pieds d'adolescents trop turbulents.
Ainsi la durée de vie d'un "disc" n’excédait jamais quelques semaines, et le malheureux possesseur d'une paire défectueuse retombait bien vite dans l'anonymat le plus complet.

Face à ces concurrents rivalisant de gadgets inutiles pour imposer l'argent de poches des ados, Nike et Adidas eurent une toute autre stratégie en misant sur la sobriété et l'innovation à l'intérieur des baskets, désormais le luxe n'était plus visible mais il se remarquait "discrètement" grâce au logo visible sur la chaussure.




L'apparition de la Nike Air Jordan chaussée sur des coussins en "bulles d'air" qui absorbent les chocs, sonna comme une révélation pour toute une partie de notre génération qui n'avait pas encore de véritable identité vestimentaire.
A partir de cette basket naquit l'inénarrable look "jogging des Chicago Bulls combiné avec des Nike Air Jordan", le tout pouvant être conclus -"cerise sur le gâteau"- par une casquette NBA.
Ces jeunes issus d'une scission avec les loubars de la Puma Disc, n'étaient ni des voyous, ni des élèves exemplaires, ils étaient juste ridicules.
Leur passe temps favori était d'essayer de "mettre des paniers", ce qui en mesurant 1m60 à tout casser, renforçait la parodie d'eux même déjà peu flatteuse.

Le rêve :



La réalité :




A cette génération "Air Jordan", Adidas a répliqué d'une manière inattendue :



Place à la sobriété bourgeoise et distinguée, au sport qui se pratique propre, loin de la transpiration des basketteurs suant à grosses gouttes au soleil.
Place à la classe élégante du joueur de tennis, place à l'Adidas Torsion.
Kesaco me direz vous ?
Hé bien l'Adidas Torsion c'est ça :



Heu, oui....ce n'est QUE ça...
Avantage de la basket qui valait bien plus que son pesant d'or : une meilleur flexibilité et stabilité de la chaussure (source site Adidas). Mouais...
Enfin bon, c'est sans doute plus par rejet des autres clans, que cette belle torsadée eu du succès. Je confesse avoir (re)saigné mes parents pour en avoir une paire...que je me suis fait dérober lors de la première journée.
PS : Ne jamais laisser une paire de baskets neuves à l'entrée d'un gymnase en zone d'éducation prioritaire, même quand le personnel éducatif vous assure une sécurité faisant passer Alcatraz pour un moulin.
Ironie de l'histoire, afin de ne pas terminer la journée de cours pieds nus, le professeur d'EPS me prêta une paire de baskets blanches, sans marque, venant d'une grande surface : la boucle était ainsi bouclée.

Cette guerre, cette lutte des classes incarnée dans les baskets auraient pu durer éternellement, mais comme d'habitude, l'improbable chassa l'inattendu, puisque ces vaillantes et onéreuses paires de chaussures de sports furent chassées par un autre modèle surprenant : la chaussure de chantier démocratisée dite "docs martens"... ce dont nous reparlerons une prochaine fois.


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